C'est la guerre, d'abord la « drôle » faite d'attente anxieuse et d'espoir; ensuite I’autre que l'on n'ose qualifier de sérieuse. En Avril 1940, préfigurant le régime de l'État Français, l'archevêque de Bordeaux, se réclamant de la dernière encyclique, demande l'abrogation de la laïcité scolaire et l'invocation de Dieu dans les discours officiels. ll jette l'émoi dans la Loge.
Le 11 Mai 1940, c'est la dernière Tenue au cours de laquelle les 13 Frères présents tirent une batterie d'allégresse, rendent hommage en l'honneur de tous les Francs-Maçons engagés dans une grande bataille pour la défense du droit et des libertés.
Le 10 juillet 1940 sur les neuf parlementaires de l'Allier, six ont voté les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain notamment les deux Francs-Maçons de la loge : René Boudet, député-maire de Moulins depuis 1925 et Camille Planche, tous deux députés socialistes.
Des lois du 13 août 1940 et 11 août 1941 interdisent la Franc-Maçonnerie et organisent la chasse aux Francs-Maçons poursuivis par le Service des sociétés secrètes.
La Loge se met en sommeil. Les locaux sont occupés par les Allemands et les biens mis sous séquestre le 7 septembre 1940. Pourtant, certains Frères se réunissent et tentent de garder la flamme vivante. C'est le gouvernement de Pétain installé à Vichy: les listes de Francs-Maçons publiées, les fonctionnaires révoqués. Parfois un épisode curieux: ainsi le policier venant de Vichy demander des renseignements sur l'instituteur à un Frère secrétaire de mairie d'un village, alors que ce n'était qu'une seule et même personne ; « Je n'ai jamais su s'il ignorait ma double casquette ou s'il faisait semblant de l'ignorer pour obéir quand même à des ordres qu'il réprouvait ». C'est aussi un ancien Frère qui a démissionné en 1925, Marcel Régnier, ancien député, ancien ministre qui renie sa parole, ses engagements de jeunesse et se fait complice de la condamnation de ses anciens Frères pour conserver son siège de Président du Conseil Général.
C'est une bien curieuse époque qui voit dans l'ensemble du pays un renversement des valeurs et des engagements. Nombre d'anciens fervents pacifistes prennent les armes et entrent dans la Résistance. lnversement, les nationalistes intransigeants d'hier se transforment souvent en adeptes de la collaboration.
1944 : la Libération. Le 8 Octobre, une réunion se tient dans une salle de l'Université Populaire pour réveiller la Loge, à I'initiative d'un groupe de Frères sous la conduite de l'ancien orateur Francisque Clermont. L'ancien Vénérable Bouy, est décédé. ll s'agit de récupérer les locaux, le matériel vendu aux enchères et dispersé. Les Frères Bournatot, Meunier, Tiennet, Louis Turiot, Fayard, sont remerciés pour avoir caché des documents. Il faut aussi faire le bilan des disparus: outre l'ancien Vénérable Bouy, c'est Roux-Berger, Lefranc, Dion, Bureau, Auroux, Rispal, que I'on croit toujours vivant à Mathausen et qui est même nommé conseiller municipal dans l'attente de son retour, Barbarat, Bouchon, Lallias qui manquent à l'appel.
D'autres ne reprennent pas leur place sur les colonnes. Quelques-uns, très rares, se sont fourvoyés avec Vichy; d'autres ont perdu le chemin de la Loge. Enfin, Rispals, Bouchon, Barbarat ont payé de leur vie, dans les camps d'extermination du Reich la fidélité à leur idéal humaniste.
Le 11 Mars 1945, pour la première tenue dans le Temple retrouvé, le frère Bournatot rend compte des années d'occupation. Son récit est trop savoureux pour qu'on puisse en changer une virgule. Cet avis est d'ailleurs partagé par le Frère Le Mouroux, alors secrétaire, qui écrit: « J'ai relu pieusement ces pages que nous devrions apprendre par coeur, et j'ai considéré que ce serait trahir la pensée et la vérité maçonnique que d'avoir la prétention de les résumer. Elles sont trop belles, trop riches d'enseignement pour ceux qui porteront le flambeau après nous ».
Revenons maintenant au récit du Frère Denis Bournatot, Directeur de l'Hôpital et président du conseil d'administration de la Caisse départementale des assurances sociales de 1938 à 1946.
« Au cours de notre dernière tenue, vous m'avez demandé de vous indiquer les conditions dans lesquelles avaient pu être sauvés, puis abrités, nos livres d'architecture et quelques objets que notre Frère Tiennet va vous remettre dans un instant. Je m’acquitte de cette tâche en vous signalant que c'est le dimanche 18 Août 1940 que nos Frères Bouy, le regretté Vénérable, Tiennet et Turiot Léon, se sont rendus dans le Temple de la rue Gaston et ont réussi, après pas mal de difficultés, à sortir de dessous le parquet les livres d'architecture qui y avaient été placés, ainsi que le contrôle nominatif des membres cet Atelier.
Ces précieux documents enfermés dans un sac à terre, ont été immédiatement déposés, ainsi que la bannière de la Loge Humanité, qui avait été apportée également et après accord avec notre Frère Boudet, Président de la Commission Administrative des Hospices, dans l'armoire aux archives de la salle de réunion de la commission, où ils voisinaient avec les lettres patentes de fondation de l'Hôpital, signées de Louis XlV. Je devins donc le gardien des documents en question et quelques jours plus tard, notre Frère Clermont m'envoya par son fils un registre qu'il avait chez lui, et qui avait servi à une étude sur l'Équerre. Ce dernier fut placé dans le sac à terre également. Lorsque peu après, fin Septembre 1940, les troupes allemandes occupèrent la dite salle de réunions de la commission, malgré l'énergique protestation de notre Frère Boudet aidé d'un médecin ami, il fallut songer à déménager nos archives et la bannière. L'Hôpital est vaste, vous le savez, et nous résolûmes, Meunier, Tiennet et moi, de placer le sac à terre dans une bauge contenant des coquilles de liège destinées au calorifugeage et de mettre ladite bauge dans un petit local servant de magasin et de dépôt à du matériel sanitaire. C'est là, dans ce petit local situé dans un sous-sol du pavillon Pasteur occupé par les Allemands, que nous allions consulter en cachette, le contrôle nominatif, pour essayer de percer le mystère dont était entourée l'insertion à I'officiel des noms des maçons de l'Équerre. La bannière de I'Humanité eut, elle, une autre destination. elle fut bien empaquetée, et Tiennet, humoriste à cette occasion inscrivit sur le papier qui l’entourait « Tapis sans valeur ». Le tapis en question fut placé dans le magasin de Tiennet et y resta jusqu'à ces jours derniers.
Notre bon Frère Rispal qui nous visitait souvent pour nous entretenir de Ia constitution de son groupe de résistance, riait de bon cæur lorsqu'il parlait du "tapis sans valeur". Mais les Allemands qui avaient, même à l'hôpital, besoin d'espace vital, exigèrent un beau jour, le local où était enfermé le fameux sac à terre. Après examen de la situation, il fut décidé que la "bauge" serait placée dans le magasin-atelier de Tiennet; elle y est restée jusqu'à maintenant.
Les Allemands qui fréquentaient journellement ce magasin ne pouvaient se douter ce que contenait de précieux pour nous, ce grand sac sale qu'ils heurtaient souvent en passant. Nous vous remettons donc les registres de délibérations, ainsi que la bannière et nous devons remercier nos Frères Bouy, Tiennet et Turiot Léon d'avoir, en courant de grands risques, car il ne faut pas oublier que cela se passait en Août 1940, d'avoir pu, dis-je, les sauver. Les Francs-Maçons qui, dans quelques lustres fréquenteront l'Équerre, sauront que s'ils peuvent prendre connaissance des tracés de leurs aînés, ils le devront au dévouement de ces Frères.
En ce qui concerne les autres objets que nous allons vous remettre, leur histoire est tout autre. Le mardi 3 Décembre 1940, Tiennet vint m'avertir que les Allemands amenaient par voitures, les archives et une partie du matériel de la Loge, et que l’incinération dans les chaudières de l'hôpital avait commencé.
Ïiennet, encore pince-sans-rire, engagea la conversation en petit nègre avec le chef du détachement et lui demanda d'où provenaient ces différents objets. L'Allemand explique qu'ils provenaient de Moulins et Tiennet de marquer sa surprise qu'il pût y avoir des Francs-Maçons à Moulins. L'Allemand mis un peu en confiance, donna alors à Tiennet, l’urne, différentes lanternes, les troncs, etc ... ll lui remit même, pour faire dit-il, une robe à sa femme, la tenture noire de la chambre du milieu. Mais il se refuse à céder une seule des épées qui devaient probablement constituer à ses yeux des armes dangereuses. Les cadres, les objets en céramique, la plaque de marbre portant le nom de notre Frère Aumônier mort pour la France furent brisés et les débris jetés au remblai avec les cendres des chaudières. C'est là qu'avec Tiennet et Meunier nous recueillîmes tous ces débris qui sont dans ce sac et que notre Frère Morand, avec sa patience bien connue, essaiera d'assembler et de reconstituer. Tiennet avait pu sauver aussi le tableau accordant les constitutions maçonniques à l'Équerre (tableau qui se trouvait au-dessus du fauteuil du Vénérable), et le lendemain j'eus la joie en fouillant les cendres de découvrir le sceau apposé sur le tableau en question. Tous ces débris furent déposés dans le magasin de Tiennet, d'où nous les avons sortis pour vous les remettre. Quant aux livres de la bibliothèque et d’autres papiers, ils furent brûlés. Telles sont les circonstances qui ont permis de conserver les registres et les quelques objets que nous sommes heureux de vous remettre aujourd'hui ».
Il est regrettable que les livres d'architecture mentionnés par notre Frère Bournatot, sauvés d'une première catastrophe n'aient pu parvenir jusqu'à nous.