Le 4 Janvier 1887 le Conseil de l'Ordre du Grand Orient accorde une constitution
symbolique à la Respectable Loge « Équerre » de Moulins. Le Frère Amable signale que cette nouvelle Loge doit en grande partie sa fondation aux Frères composant la Loge « Humanité » de Nevers. Juste retour des choses d'ailleurs puisque « Paix et Union », ancienne Loge moulinoise, avait présidé à la naissance de celle-ci. Mais les Frères viennent également des Loges de Paris, Saint-Etienne, Vichy etc... En effet, si Moulins est restée plus d'un quart de siècle sans Loge, elle n'est pas restée sans Maçons, ceux-ci fréquentant les Ateliers voisins.
ll faut noter au passage que la quasi-totalité des documents indique : « Équerre » et non «l'Équerre». C'est au secrétariat du Grand Orient de France à Paris que le « 1' » a été rajouté. Une réunion préparatoire, à la date du 19 Septembre 1886 a eu lieu. Sont présents: Ronchetti, Thet, Rocher, Brunat, Bourgougnon, Morand, Charpentier, Cabassut, Billaud, Buguet. lls choisissent le titre distinctif « Équerre » et désignent les officiers provisoires suivants :
- Vénérable, Ronchetti, entrepreneur de travaux publics à Moulins.
- 1er Surveillant, Rocher, inspecteur des postes.
- 2e Surveillant, Charpentier, entrepreneur de travaux publics à Saint-Pourçain.
- Orateur, Buguet, professeur à Moulins.
- Secrétaire, Brunat, industriel à Moulins.
- Trésorier, Billaud, rentier à Moulins.
- Hospitalier, Bourgougnon, entrepreneur à Saint-Pourçain.
- Grand Expert, Morand, entrepreneur à Billy.
Outre les dix membres fondateurs, deux autres Maçons viennent s'ajouter, avant l'installation, à la Loge provisoire, il s'agit de Prud'homme et Sauvagnat.
Le 11 Février 1887, Ie Frère Amiable mandaté par le Conseil de l'Ordre procède à Moulins, à l'installation de la nouvelle Loge. Les Frères n'ont pas perdu de temps car ils ont acquis une petite maison construite sur un terrain situé rue Gaston devenue depuis rue Rispal. Mais le bâtiment est tellement vétuste que de grosses réparations sont indispensables. Les Loges voisines sont présentes : Nevers, Mâcon, Clermont. Cette dernière, « Les Enfants de Gergovie », a aidé « Équerre » plus particulièrement et nommé le Frère Charles Laussedat garant d'amitié avec la Loge moulinoise. Celui-ci, éditeur, est-il parent du colonel Laussedat? C'est vraisemblable.
Le jour même de l'installation cinq profanes sont initiés dont Ville, Maire de Moulins. On peut même dire que les moulinois se précipitent vers la Maçonnerie puisque dix-sept nouveaux membres font leur entrée dans l'année sans compter six Maçons venus d'autres Loges. De dix membres au départ, I'effectif à la fin de 1887 passe à 34.
Qui sont ces Francs-maçons de 1887 ? Pour la grande majorité d'entre eux ce sont des
commerçants, des artisans, des membres de professions libérales, des chefs d'entreprise, quelques fonctionnaires. ll n'y a que très peu de membres de l'enseignement. Quant au premier Vénérable: Pierre Ronchetti, il est d'origine suisse (né à Lugano). ll est entrepreneur de travaux publics (constructeur de lignes de chemin de fer local). Sur le plan Maçonnique, il fréquente les ateliers supérieurs puisqu'il est Chevalier Rose-Croix. ll a aussi fondé la Loge « Le Réveil de I'Orient » à SaÏgon (Cochinchine).
Le nouvel Atelier a besoin de cadres pour canaliser l'afflux de nouveaux membres et des promotions s'effectuent rapidement. C'est ainsi qu'en août 1887, demande est faite au Grand Orient de pouvoir décerner la maîtrise aux Frères Echegut pharmacien, Petitjean médecin au Veurdre, maire puis sénateur et Ville député-maire de Moulins.
Les Frères sont malgré tout très soucieux de respectabilité puisque deux profanes sont refusés: le premier « parce qu'on suppose qu'il a des relations intimes avec la femme de son associé ». Mais il n'a pas été apporté la preuve du reproche ou plutôt d'une conduite aussi blâmable. Quant au deuxième « parce qu'il exerce sa profession de coiffeur dans une maison de tolérance ».
En 1888, le succès de la Loge continue et vingt-deux nouveaux membres sont admis (18 initiés et 4 affiliés).
Le Frère Ronchetti ne reste pas Vénérable très longtemps puisque, dès le début de 1889, I'Atelier est dirigé par le frère Billaud ancien trésorier et membre fondateur. La Loge se dote alors d'un règlement intérieur élaboré en avril 1887 et octobre 1889. Ce texte est imprimé soigneusement, de même que les convocations aux Tenues ou les écrits destinés au monde profane, par le frère Fudez ce qui donne un cachet certain à la Loge. Et les effectifs continuent d'augmenter: dix nouveaux initiés et un affilié en 1889, huit initiés et un affilié en 1890. Des enseignants et des fonctionnaires (Ponts et Chaussées, administrateurs d'établissements publics, employés de préfecture etc...) font leur entrée. Le Frère Rocher, inspecteur des postes, propose d'ailleurs, dans un voeu transmis au Grand Orient, que les fonctionnaires, officiers de I'armée et magistrats soient dispensés de la fourniture du casier judiciaire au moment de la demande d'admission. Évidemment le Grand Orient répond que cette formalité est obligatoire «sans distinction de personnalité».
Si de nouveaux Frères grossissent I'effectif, d'autres s'en vont. C'est ainsi qu'en 1890 six Frères de « Équerre » (Morand, entrepreneur de travaux publics à Billy, Devaluez directeur de l'usine à gaz à Montluçon, Péron Antoine Vétérinaire à Montmarault, Péron Vital, marchand de fers à Doyet, Deslinières Lucien journaliste, Papot Adolphe professeur à Montluçon) bientôt rejoints par deux autres (Barbat Charles négociant à Montluçon, Rouen professeur à Montluçon) quittent Moulins pour fonder à Montluçon la Loge « Union et Solidarité ».
Le 11 Janvier 1891 la Loge organise une fête solsticiale et invite les Ateliers voisins et les membres d'honneur de la Loge « Équerre »: les Frères Desmons (président du Sénat, ancien pasteur, rapporteur de la question sur la suppression de l'invocation du Grand Architecte en 1877), Amiable (qui a rocédé à l'installation de la Loge "Équerre" en 1887), Malfusson (pasteur) et Deguerre. Compte tenu de I'exiguité du Temple il est demandé l'autorisation de faire le banquet qui suit la fête, dans la salle du café Chinois, boulevard de la Préfecture. L'éclat de cette manifestation est d'ailleurs un peu contrebalancé par la difficulté que rencontre la Loge à organiser le Congrès des Loges du Centre en 1890 et 1891.
L'engouement vis-à-vis de la Franc-Maçonnerie ne faiblit pas à Moulins. L'année 1891 voit 18 nouveaux membres (17 initiés, un affilié) et 1892, 14 (12 initiés. 2 affiliés). C'est l'époque où tous les Maçons sont farouchement anticléricaux. Le 11 Décembre 1891, la Loge émet le voeu auprès du Grand Orient que les Frères parlementaires votent des lois défensives contre les empiètements du cléricalisme. ll est vrai que la Franc-Maçonnerie est très attaquée. D'ailleurs depuis 1886 et jusqu'en 1893 la presse cléricale ne manque pas une occasion d'accuser la Franc-Maçonnerie d'antipatriotisme à la suite d’une malheureuse et mineure affaire entre la Loge de Vincennes « Le Globe » et la Loge « Alsace-Lorraine ». Une mise au point du Conseil de I'Ordre est lue dans toutes les Loges.
Plus curieux est le rapport du Frère Thulié, membre du Conseil de I'Ordre et daté du 24 Juillet 1892. ll rend compte de la fête d'inauguration du nouveau Temple le 3 Juillet précédent. Au cours de la cérémonie, des délégués de la Loge "Les Enfants de Gergovie" de Clermont apprennent aux représentants du Conseil de I'Ordre « qu'une nouvelle organisation maçonnique, tirant sa vie du Grand Orient de France, et se composant de nouveaux groupements appelés chantiers, n'ayant ni la même constitution, ni le même règlement, ni les mêmes mots, cordons ou bijoux que ceux de la Maçonnerie, devrait se fonder au cours de la Tenue suivante. Rien dans la Constitution ou le règlement n'autorisant pareilles créations, nous avons cru, les Frères Fernand Maurice, Billaud et moi, pouvoir interdire, en votre nom, la création projetée ».
ll semble bien s'agir d'un essai de création d'un chantier de la Chevalerie du Travail. Celle-ci a été créée aux Etats-Unis le 9 Décembre 1869. Les premiers dirigeants, tel Uriah Stephens, premier Maître Ouvrier, sont Francs-Maçons. Son premier Grand Maître français est le Frère Chauvière, membre de la Loge « La Fédération Maçonnique » de la Grande Loge Symbolique Ecossaise. L'assemblée locale est un chantier dirigé par un Chef de chantier assisté des Offïciers suivants: le coadjuteur, l'inspecteur, l'enquêteur, le secrétaire, le trésorier, le secrétaire du travail ou statisticien. Le chantier comprend 10 membres au moins, 42 au plus (au-dessus, on crée un deuxième chantier). La Chevalerie du Travail déclare dans son article deux « qu'elle est ouverte à tous ceux qui, par la plume, par la parole, par les actes, ont affirmé leurs principes républicains », l'article 17 précise que « pour être membre, il faut exercer une profession quelconque, sauf celles issues d'un privilège ou encore qu'il faut exercer une profession honorable et utile à la collectivité ».
Les Francs-Maçons français sont nombreux à aider, à fonder et à encadrer la Chevalerie du Travail Française. Elle ne vit pourtant que de 1893 à 1911 et n'est vraiment active que 6 ans. C'est bien peu mais, pendant ce cours laps de temps, elle parvient à réaliser une expérience originale et unique de symbiose des forces prolétariennes, qui ne sera jamais renouvelée, par l'intermédiaire de ses éléments manuels et intellectuels qu'ils soient inorganisés ou affiliés à un syndicat, une coopérative, un groupe libertaire, libre-penseur ou socialiste de toutes tendances ou à une Loge Maçonnique.
Malgré cela, et en dépit de la qualité de ses membres : Brunellière, Briand, Chauvière, Colly, Hamon, de la Salle, Paul Laffargue, Sembat, Veber, en un mot tout le Gotha du socialisme, il est impossible de lui attribuer la moindre action d'envergure et il convient mêrne de s'interroger sur les objectifs et les moyens mis en oeuvre. Pour Brunellière, Maçon et chevalier, la Chevalerie du Travail Française n'est rien d'autre qu'une Franc-Maçonnerie ouvrière et socialiste qui doit jouer le rôle de levain révolultionnaire et d’école de discipline socialiste comme le fut au XVIIIème siècle la Franc-Maçonnerie bourgeoise. Citons enfin, l'adhésion à la Chevalerie du Travail Française du futur député de l'Allier Arthur Mille (pharmacien à Moulins mais jamais membre de la Loge « Équerre ») qui deviendra Président du Conseil de l'ordre du Grand Orient . Est-ce que le Chantier de Clermont voit le jour? C’est peu vraisemblable, car contrairement à ce qui se passe ensuite à Paris, le Grand Orient déconseille vivement aux Frères fondateurs éventuels de persister dans leur entreprise.
Revenons un instant au nouveau temple. Celui-ci est toujours le même et n'a subi que peu de modifications. Sa construction est l'oeuvre du Frère Mercier de Tronget, entrepreneur de travaux publics et généreux donateur du sanatorium départemental. Son financement est assuré par une société civile immobilière où les frères Echégut et Mercier détiennent un nombre important d'actions. Cela ne manque pas de poser quelques problèmes, par la suite, entre Maçons actionnaires et non actionnaires. Pour qui ne le connaît pas, le Temple de Moulins, bien que posant des problèmes de chauffage, est construit selon les normes traditionnelles, ses proportions dérivent du nombre d'Or comme ces joyaux d'architecture que sont les cathédrales. ll convient parfaitement à sa destination. Peu de Loges de province d'ailleurs peuvent s'enorgueillir de travailler dans un local possédant toutes les spécifications rituelles.
Les Frères de cette époque continuent d'être farouchement anticléricaux et souhaitent que des cercles populaires soient créés pour combattre l'influence des cercles catholiques. Mais ils se préoccupent également de sujets sociaux. Ainsi les voeux émis par la Loge le 9 Août 1895 pour être présentés au Convent sont les suivants :
1) Faire accepter et sanctionner par une loi, le divorce par consentement mutuel tel qu'il existe en Belgique.
2) Faire voter une loi qui assure aux ouvrières un minimum de salaire qui leur permette de vivre sans se prostituer.
3) Etablir un programme politique et social qui pourrait être accepté par tous les républicains et qui ne contiendrait que les trois questions suivantes :
a) moyens à employer pour empêcher les empiétements du cléricalisme,
b) constitution de caisses de retraite pour la vieillesse,
c) réforme de l'impôt.
Mais si les questions sociales préoccupent les Frères de la Loge « Équerre », ils sont tout de même imprégnés des moeurs de l'époque. C'est ainsi que la suspension des droits maçonniques sera prononcée à l'encontre du Frère Cognet Gilbert, négociant en vins à Châtel de Neuvre, parce que son affaire est en liquidation judiciaire (la faillite a été considérée jusqu'à une certaine époque comme infamante et même punie d'emprisonnement et la liquidation judiciaire, destinée à assouplir les règles de la faillite, n'a été adoptée que le 4 mars 1889 c'est-à-dire 6 ans auparavant). De même, trois Frères sont radiés pour défaut de paiement de cotisation le 7 septembre 1894. L'effectif de la Loge atteint maintenant une centaine de membres.
À partir de 1893 et jusqu'en 1895 les instituteurs, absents jusque-là, font une entrée massive à la Loge « Équerre »: sur 34 nouveaux membres, 13 sont instituteurs. Ce courant, représentant une seule profession se ralentit dans les années suivantes. Heureusement d'ailleurs car la Maçonnerie se veut être le Centre de l'Union et rassembler des bonnes volontés venues de tous les horizons. Le recrutement reste donc assez diversifié et en 1898 et 1899 les nouveaux membres sont: cordonnier, mécanicien, inspecteur d'enregistrement, marchand de fers, tailleur, charcutier, boulanger, professeur, juge de paix, instituteur, percepteur, négociant en vins. Quelle que soit leur profession, le trait caractéristique des maçons de l'« Equerre » à cette époque est toujours I'anticléricalisme. ll est vrai que nous sommes au plus fort des luttes ayant abouti à la séparation de l'Église et de l'État. ll n'est donc pas étonnant qu'à la tenue du 15 Octobre 1897, les Frères de l'« Équerre » adressent un blâme au frère Roques, ancien député. Celui-ci, maire de Franchesse, a convoqué le conseil municipal de cette commune pour aller au-devant de l'évêque, puis a assisté à la cérémonie religieuse et au banquet offert par le curé, et porté un toast à l'évêque lors du baptême des cloches de l'église. Roques était membre de la Respectable Loge « Clémente Amitié » , à l'Orient de Paris, créée le 8 Mars 1805 encore en activité.