Petit à petit, I'intérêt des moulinois pour la Franc-maçonnerie, comme pour toutes les nouveautés, a faibli et pris une vitesse de croisière. Les nouveaux membres sont moins nombreux. 1900 ne verra que deux initiations de profanes, 1905: cinq, 1910: une, 1911 : une, 1914: huit. La guerre est une période sombre et personne ne frappe à la porte du Temple durant les années 1915 et 1916. ll faut attendre 1917 pour voir de nouveaux arrivants.
Au fil des ans cependant, le climat intérieur de la Loge change. Les luttes politiques sont trop présentes et trop vives pour qu'elles n'aient aucun retentissement. ll est vrai que les attaques de la toute puissante Église contre la Franc-maçonnerie poussent celle-ci à se jeter de toutes ses forces dans la bataille au risque d'y perdre son identité. C'est ce qui se passe à Moulins en 1907 et 1908. Un Frère de la Loge propose la suppression presque complète du rituel et des cérémonies d'initiation. Évidemment, ce serait nier toute l'originalité, la particularité et la raison d'être de la Franc-Maçonnerie. On n'aurait plus alors qu'un club ou une association quelconque. Et c'est ce que rappelle dans une longue lettre très sèche le Grand Commandeur du Grand Collège des Rites, le Frère Blatin, ex-député du Puy-de-Dôme. La Loge se range sagement aux avis des instances supérieures mais son esprit contestataire éclate en d'autres occasions. Par exemple, en 1908, elle demande au Grand Orient si I'Atelier a le droit d'adjoindre un article au règlement intérieur visant à interdire aux officiers sortants d'être à nouveau élus. La réponse est négative.
ll faut reconnaître que certains Frères ne sont venus en Maçonnerie que dans l'espoir d'en tirer profit. C'est ainsi qu'en 1909, le Frère Marcel, percepteur à Moulins, démissionne parce qu'il n'a pu obtenir du Frère Ville, sénateur-maire, le poste qu'il désire. Pour les mêmes raisons une scission, de très courte durée, se produit également entre Frères actionnaires de la société civile immobilière et Frères non actionnaires. Tout rentre vite dans I'ordre grâce au Vénérable Patureau, au délégué du Conseil de l'Ordre (un frère de Montluçon) et surtout au secrétaire Bouy. Les Frères actionnaires entrainés par le Frère Echégut, pharmacien, voulaient disposer de la caisse à leur gré.
En 1909, l'antictéricalisme reste toujours d'actualité et forme avec la solidarité et la
fraternité, le thème essentiel des discours de la fête solsticiale Les Frères n'hésitent d'ailleurs pas à manifester publiquement leur émotion dans le journal «le Progrès Social» à la suite du meurtre du Frère Francisco Ferrer. Celui-ci est un anarchiste et pédagogue espagnol né à Alella en 1859 et mort à Barcelone en 1909. Évoluant très jeune vers la Franc-Maçonnerie et la libre pensée, il participe à des mouvements sociaux et crée une bibliothèque circulante. ll doit alors s'enfuir à Paris avec sa famille en 1886. Il y rencontre les principales figures du mouvement libertaire européen et secrétaire de Ruiz Zorrilla (1885-1985). Grâce à la fortune d'une sympathisante de ses idées, il fonde l'école moderne à Barcelone (1901). En 1908, il n'y a pas moins de dix de ces écoles à Barcelone; d'autres s'établissent dans le reste de l'Espagne. L'école moderne est une école primaire mixte, « rationnelle et scientifique », non religieuse, centrée sur la liberté des déplacements de I'enfant, l'absence de compétition directe et d'examens, l'éducation physique et sexuelle. Les parents la financent, proportionnel-lement à leurs revenus. Elle inspirera Célestin Freinet. Dès le départ, Francisco Ferrer double l'école moderne d'une maison d'édition populaire, en collaboration avec Elisée Reclus. ll lance à Bruxelles (1908) l'École Rénovée qui deviendra la revue de la ligue européenne pour « l'éducation intégrale » et qui réunira à la fois des socialistes libertaires et les propagandistes de l'éducation nouvelle sur le terrain éducatif et pédagogique. Ferrer, qui critique vivement l'école officielle et la monarchie espagnole, est l'objet d'un retentissant procès et doit s'exiler à Londres. Rentré à Barcelone pendant l'insurrection contre l'expédition militaire espagnole au Maroc (1909), il en est rendu idéologiquement responsable, est arrêté, sommairement jugé, et fusillé. Son procès sera révisé en 1911, sa condamnation reconnue erronée en 1912.
En 1909 il faut citer également I'affiliation d'un membre d'une profession peu représentée à la Loge. ll s'agit du médecin Major Amable Moulin du 10ème Régiment de Chasseurs, né à la Guerche le 8 Janvier 1875; apprenti en Juin 1907, compagnon en Avril 1908 et maître le 13 Décembre 1908 à la Loge "Démocratie Verdunoise" à l'Orient de Verdun.
L'année 1910 voit la démission non motivée du Frère Mage, notaire à Lurcy-Lévis, qui s'était particulièrement occupé d'élaborer les statuts de la Société civile immobilière. Au cours de la fête solsticiale, le représentant du Grand Orient profite de ce que des parlementaires et des candidats aux prochaines élections législatives et d'opinions différentes sont présents sur les colonnes pour leur recommander la plus grande courtoisie dans leur campagne électorale et cela au nom des grands principes de la Franc-Maçonnerie qui est au-dessus de tous les partis et de toutes les luttes politiques.
Le Frère Mille, député de l'Allier, qui a toutes les sympathies de la Loge, bien que socialiste unifié, lui donne la réplique. ll est vivement applaudi. Au dessert le Vénérable porte les santés d'usage et donne la parole au Frère Mille puis au frère Régnier. Dans une improvisation très heureuse, ces Frères évitent de parler politique, terrain dangereux au milieu d'opinions si variées.
Le délégué d'une Loge voisine, parlant de la discipline républicaine conseille de voter « au premier tour pour le parti, au deuxième tour pour la République ». ll est vigoureusement applaudi.
Cette fête solsticiale est un triomphe pour le Vénérable Patureau, c'est aussi sa dernière puisqu'il meurt en Septembre de la même année. ll faut noter au passage que les frères de l'« Équerre » exigent d'avoir chaque année un Conseiller de l'Ordre présent à leur fête.
Et la vie de la Loge continue avec ses nouveaux arrivants et ses départs. C'est ainsi que le 14 Janvier 1911 on trouve la notification de la démission de deux Frères:
- Millot Antoine, commis d'agence des Enfants Assistés de la Seine ;
- Dizard Emile, professeur au lycée né à Bousol (Suisse), initié à la Respectable Loge « Les Disciples d'Hiram » Orient de Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, avec comme motif le résultat des élections générales de I'Atelier.
En 1912 la Loge initie un élève aviateur de 27 ans, Roux-Berger. lngénieur de l'École Centrale de Lyon, il suit ensuite la formation de l'École Supérieure d'Aéronautique, terminant la guerre de 14-18 comme capitaine d'aviation. Faisant partie de la mission militaire française auprès du Général Koltchak en Sibérie, il est révolté par la misère profonde des populations et les atrocités commises par l'armée blanche. À son retour en France, il donne son adhésion au parti Socialiste. Dans le cadre de ses activités techniques il accomplit un grand nombre de missions à l'étranger et dans les territoires d'obédience française, il se fait connaître comme le protagoniste du chemin de fer transsaharien. Conseiller d'arrondissement en 1922, candidat au Conseil Général en 1925, il est Maire de Montbeugny et Conseiller Général socialiste du canton de Neuilly le Réal en 1931. Au sein de l'assemblée départementale, il se spécialise dans les problèmes des transports. ll est déclaré démissionnaire d'office par le gouvernement de fait en 1941. ll descend de vieilles familles bourbonnaises, son grand-père Berger, créateur d'une maison d'outillage agricole à Moulins avait introduit en Allier les premières batteuses. ll a pour oncle le député Delarue. Son frère aîné, le professeur Roux-Berger fut une sommité mondialement connue dans le milieu des sciences médicales. ll décède à Lusigny le 13 Octobre 1942.
A la fête solsticiale de 1913, le Frère Bardet représentant le Ccnseil de l'Ordre rappelle d'ailleurs une fois de plus que: « la Franc-Maçonnerie n est pas un parti politique. Elle doit planer au-dessus des partis. En dehors du Temple, tout Maçon reprend sa liberté d'action politique sans oublier toutefois qu'il est maçon, qu'il a des devoirs de fraternité à remplir visà-vis de son Frère qui ne pense pas comme lui et des devoirs de respectabilité à l'égard de tous ses adversaires... Pour l'admission d'un profane, il faut chercher, enquêter, scruter, fouiller ... et exiger du candidat une qualité essentielle : le coeur ». Le Frère Bardet ajoute que des divisions politiques suivies inévitablement de dissentiments personnels ont troublé récemment la bonne harmonie qui régnait dans cette Loge.
C'est en 1913 également que le Frère Avenier, alors instituteur à Ygrande, fait un rapport sur la Ligue d'Action et de Défense Laïques. Dans sa partie historique ce rapport rappelle des évènements locaux, alors récents, et aujourd'hui bien oubliés. Ainsi à Deux-Chaises quand l'instituteur enlève le Christ qui trône au-dessus de sa chaire, c'est un beau tapage: procession, établissement d'un calvaire, achat d'un Christ de 45 kg et articles de journaux insultant l'instituteur, sa femme, son bébé et son adjoint et allant jusqu'à conclure: « je me contente de prédire à ce maître d'école, à ce préfet, à ce ministre, à tout ce gouvernement que si c'est ainsi qu'ils espèrent séparer l'Église de l'État, la séparation commencera par des griffes et finira par des coups de fusil ». Ainsi à Saint-Désiré le curé réunit tous les manuels d'histoire pour les détruire sous prétexte qu'on y lit que: « Jeanne d'Arc crut entendre des voix, au lieu de la vérité catholique: Jeanne d'Arc entendit des voix ». Et le Frère Avenier conclut (est-ce de lui ?), après avoir cité Émile Guillaumin, par cet hymne à la République et à l'École:
«- République d'espoir, grandis malgré les haines
- Comme un myosotis au symbole si pur
- En France, par l'école, épands partout tes graines
- Et qu'au printemps, tes fleurs éclosent dans l'azur. »
Mais, 1913 sent déjà la poudre et les Maçons de Moulins ne sont pas sans s'interroger. Ainsi un rapport de la Loge au Grand Orient porte sur l'état des équipements de l'armée. ll signale les carences de I'intendance, le mauvais approvisionnement des unités, la faiblesse des effectifs de chevaux à Moulins alors que des agents allemands, autrichiens, bulgares, grecs etc ... font des achats dans toutes les régions. Dans le coeur et l'esprit des Maçons de l'époque, nul doute, la Franc-Maçonnerie, la République, la France, sont une seule et même chose.
En juin 1914, un néophyte est initié à l'Équerre. Ce n'est plus un jeune homme, il a 48 ans. Et quelle vie déjà! ll s'appelle Antoine Déforge. ll est né le 19 Octobre 1866 à Limoise d'une famille de métayers. ll ne peut fréquenter l'école primaire que durant 4 ans, devenant ensuite domestique agricole. ll met à profit le service militaire pour s'instruire, lisant le plus possible ce que contenait la bibliothèque de la caserne, et celle de la ville de garnison. Cela lui permet d'entrer en 1892 à la Société des Chemins de Fer économiques. La lecture des penseurs socialistes l'amène à s'engager dans l'action syndicale et politique, il doit quitter son emploi et se retrouve caissier comptable à la pharmacie régionale de Moulins d'où on le congédie bientôt pour cause de « candidature politique ». S'inscrivant au nouveau parti socialiste (S.F.l.O.) et militant à la Libre-Pensée dont il est un des dirigeants, il entre ensuite à l'entreprise Mercier et devient administrateur du quotidien « Le Progrès Social » où il se heurte à l'ostracisme des députés radicaux. ll doit finalement abandonner ce poste. Elu en 1919, Conseiller municipal et Maire d'Yzeure, il démissionne six mois plus tard, en désaccord avec plusieurs membres de son Conseil. Des intrigues le poussent à se retirer des élections législatives de 1919. ll va alors habiter à Tronget où il succède à son ancien patron, décédé, à la tête de cette commune jusqu'à son retour à Yzeure en 1925. ll fonde ou administre les coopératives suivantes: « la Paysanne » en 1912, « la Coopérative de la Famille » en 1919, « la Coopérative d'Ygrande » en 1920. ll décède à Yzeure le 4 Juillet 1947.
1914 : c'est la guerre. Sous la conduite du Vénérable Dupont, professeur d'agriculture, l'Atelier continue à travailler mais les archives sont très incomplètes. Certains frères sont mobilisés. Un questionnaire sur le Temple, le matériel, les archives et la bibliothèque, les finances etc.., montre seulement que la Loge fonctionne d'une façon très régulière et ne doit guère se distinguer de la moyenne des autres Ateliers. Un seul rapport de cette époque a été retrouvé . ll est daté du 4 Juin 1915, il émane du frère Brunet, professeur à l'École Normale. Voici les passages les plus caractéristiques:
« Considérant que la victoire que nous espérons ne sera effective que si elle est suivie d'un renouveau industriel et commercial qui nous affranchisse, dans l'avenir de la tutelle économique de I'Allemagne et de tout autre état.
Qu'il y a lieu de songer, dès maintenant, et de travailler de tout notre pouvoir à cette rénovation économique ...
Que Moulins et ses environs pourraient dans ces conditions, devenir un centre important d'activité industrielle, servant de lien entre les centres déjà existants de Montluçon et du Creusot.
Emet le voeu: Qu'il soit procédé sans délai, par les services compétents, en se basant sur les études depuis longtemps faites, à I'aide de la main-d'oeuvre des prisonniers de guerre et en procédant au plus vite aux expropriations nécessaires, à la construction du canal de Moulins à Sancoins ».
Ainsi même pendant la tourmente, même affaiblie, la Loge, qui n'ignore pas la guerre et ses destructions, continue d'étudier pour rester fidèle au but de la Maçonnerie: construire.