D’après Emile Bourgougnon (1878‐1948)
Le « Grand Orient de France » avait succédé en 1773 à la « Grande Loge Nationale » et avait adopté la fameuse devise qui allait être, bientôt après, celle de la République Française elle‐même : « Liberté, égalité, fraternité » ; dès lors, chacun tint à honneur d’appartenir à l’institution maçonnique : on y vit entrer, avec des représentants de la meilleure noblesse, tout ce que la science, la littérature, la philosophie comptait alors de noms connus ; à côté du duc de Montmorency‐Luxembourg, du prince de Rohan, du marquis de la Tour du pin, du duc de Lauzin, du marquis de Clermont‐Tonnerre, du comte de Buzançais, grand d’Espagne, ‐pour ne citer que les plus célèbres‐, se rencontrent dans les loges françaises (il y en aura plus de 600 en 1789) des personnages éminents comme de Méry‐Darcy, directeur de la Compagnie des Indes, le chanoine Pingré, chancelier de l’université de Paris, le jurisconsulte Henrion de Pensey, Gardanne, docteur régent des facultés de médecine de Paris et Montpellier, Diderot, d’Alembert, Franklin, Condorcet, Voltaire initié en grande pompe par la fameuse loge des « Neuf Soeurs » présidée par Lalande, le célèbre astronome ; la naissance du Grand Orient de France est apparue, aux yeux des contemporains, comme un événement de la plus haute importance.
Et c’est juste à ce moment de l’histoire de la franc‐maçonnerie française qu’à l’instigation de l’échevin Dusaray, diverses personnalités de Cusset et de la région, qui ne sont certainement ni des révolutionnaires, ni même des démocrates au sens où nous entendons aujourd’hui ces termes, mais qui appartiennent tous à un milieu éclairé, s’avisent de créer, à l’« Orient » de Cusset, une loge de francs‐maçons.
Vers la fin de 1782 et dans les premières semaines de l’année 1783, il existe déjà dans le royaume, près de 350 ateliers maçonniques dont 42 fonctionnent à Paris, quand un certain nombre de notables de Cusset et des environs commencent à se réunir à l’effet de constituer une loge ; ils sont aidés dans cette entreprise par plusieurs personnalités non domiciliés dans la localité ou appartenant déjà à l’ordre et résidant momentanément à Cusset.
Ces fondateurs de l’atelier nouveau étaient :
Claude Dussaray de Vignolles, écuyer, officier chez le roy ;
Jean‐Baptiste Prat, conseiller du roy, président au dépôt des actes de Cusset et de Ris ;
Philippe‐Mathieu de Beauval, ancien officier de dragons au service de l’impératrice ;
Étienne‐Benjamin Garand, contrôleur des actes et receveur des domaines du roy à Cusset ;
Antoine‐Amable Tardy du Rozet, vérificateur des domaines du roy ;
Étienne‐Hubert‐Bonaventure Chapus, seigneur de Bost, procureur au baillage royal de Cusset ;
Étienne‐Marie des Bravards d’Eyssat, chevalier, comte du Prat, seigneur du Mayet ;
Antoine Bonnet, contrôleur des actes et receveur des domaines du roy, à Vichy.
Or à cette époque, conformément aux usages en vigueur au Grand Orient de France, sept maçons assemblés formait une loge « juste » et « parfaite » ; les huit fondateurs de « La Discrétion » pouvaient donc déjà travailler dans les formes normales, alors même que, n’ayant pas encore de « constitutions », l’atelier demeurait irrégulier ; mais ces constitutions furent lentes à leurs parvenir.
Toute loge qui désirait travailler régulièrement et obtenir les dites constitutions sous l’égide du Grand Orient devait se faire présenter à l’agrément de celui‐ci par une autre loge déjà existante ; il fallait donc qu’une loge voisine voulût bien se porter garante de la valeur maçonnique des nouveaux membres de l’ordre, de leur parfaite honnêteté, de leurs aptitudes et de leurs sentiments.
Les maçons de Cusset savaient qu’à dix lieux de leur « Orient », à Riom en Auvergne, fonctionnait depuis quelques années la « Loge Saint‐Amable » ; ils écrivirent donc à ceux de Riom en leur envoyant un « tableau » des huit noms ci‐dessus et en les priant de bien vouloir demander pour eux au Grand Orient de France un certificat de régularité.
Mais la loge « L’Espérance » de Moulins dont l’autorisation avait été retardée par l’intervention de la loge « L’Humanité » de Nevers dut éprouver en 1783, à l’égard de la « Discrétion », les mêmes susceptibilités que celles éprouvées par la Loge de Nevers, en 1778, à son égard : entre le 2 mars 1783, date à laquelle la loge « Saint‐Amable » demandait au Grand Orient de régulariser la Loge en instance « à l’Orient de Cusset en Auvergne » sous le titre distinctif de « La Discrétion », et le 7 septembre de la même année, c’est à dire pendant plus de six mois, les huit fondateurs de la Loge de Cusset ne reçurent aucune réponse à leur demande.
Ce n’est que « le septième jour du septième mois de l’an « 5783 » de la Vraie Lumière » que Dussaray de Vignolles reçut une longue lettre, signée d’une quinzaine de membres de « L’Espérance » et dans laquelle les maçons de Moulins expliquaient à leurs huit frères de Cusset leurs propres tribulations au moment de la fondation de leur atelier ; ils ajoutaient impérativement : « … Vous voyez, d’après ce narré (sic) de quelle façon l’on doit agir : nous demandons que les prétendans (sic) de Cusset se conforment aux règles et principes cy‐dessus... ».
Le 1er septembre 1783, quelques jours seulement avant que les maçons de Cusset n’eussent reçu le « narré » de leurs frères de Moulins, la Chambre d’administration du Grand Orient leur écrivait pour les inviter à choisir un député parmi les trois noms suivants :
Frère De Presle, secrétaire de la Surintendance de Monseigneur le comte d’Artois, membre de la Loge Saint‐Charles des Amis Réunis, orient de Paris ;
Frère Lesne, vice-directeur de l’Académie Royale de Chirurgie, membre de la Loge l’Étoile Polaire, orient de Paris, expert de la Chambre d’Administration ;
Frère Busche, procureur au Parlement, membre de l’Étoile Polaire, premier expert de la Chambre de Paris.
Enfin les difficultés s’aplanirent ; trois mois après la lettre où « L’Espérance » de Moulins lui indiquait la marche à suivre, et presque une année après ses premières démarches, la Loge « Saint‐Jean de la Discrétion » était officiellement et régulièrement constituée, à l’Orient de Cusset le 4 décembre 1783.
Le premier « vénérable » de la loge fut Claude Du Saray de Vignolles qui était alors premier échevin de la ville (Pendant la Révolution, il est souvent désigné sous le seul nom de « Vignolle » ; il signera généralement « Dussaray » ou « Susaray »). Il appartenait à une vieille famille noble du pays et portait « d’azur au chevron d’or, chargé de cinq tourteaux de gueules, accompagné en chef de deux trèfles d’or et en pointe d’un tilleul (Tilleul, en patois du pays, se dit « teillot » ‐ le Teillot était une vieille maison bourgeoise possédée par les Du Saray, dès le XVIIème siècle, au village et dans les terres du même nom ; d’où la présence de cette pièce dans leurs armoiries ‐) du même » ; il devait jouer par la suite un rôle considérable dans les affaires de la commune et du district.
Les travaux du nouvel « atelier » se poursuivent activement ; en moins d’un an, le nombre de ses membres aura presque doublé, car le tableau que la Loge fait parvenir au Grand Orient de France le « Vingt‐septième jour du dixième mois de l’an 5784 de la Vray Lumière » (le 27 décembre 1784) comprend, outre les noms des huit fondateurs, les noms et qualités des nouveaux initiés suivants :
François Bardonnet de la Toulle, écuyer ;
Antoine Desbrest, notaire royal et procureur au baillage Royal de Cusset ;
Pierre‐Genest Fougerolles, receveur du Grenier à sel de Vichy ;
Claude Dussaray, sieur de Ribière, bourgeois ;
Gilbert Mareschal, chevalier, baron de la Font Saint‐Megerand ;
Philippe‐Pierre Collet, commis ambulant des Domaines du Roy, affilié.
L’effectif de la Loge s’est donc accru de six unités, ce qui porte déjà à quatorze le nombre des adhérents ; comme les membres fondateurs, les nouveaux venus, nobles ou bourgeois, sont des personnalités connues ; la plupart occupent, à Cusset ou aux environs, des charges importantes ; des liens de parenté unissent plusieurs d’entre eux.
D’année en année, jusqu’à la Révolution, le nombre et l’activité des membres de la la loge ne fera que s’accroître ; de nouveaux postulants tiendront à s’y faire initier, comme:
Jean‐Claude Debardon, chevalier, seigneur de Genet,
Joseph Rouganne,inspecteur des Haras,
Antoine‐Henry Deverger de Beaupré, officier au régiment d’Armagnac,
Jean‐Baptiste Dufloquet, sieur de Doyat, bourgeois, avocat au Parlement et qui sera juge au Tribunal du District en 1792.
Jean‐Louis de Changes de Fonteny, trésorier de France, etc.
Les communications entre Paris et les provinces devenant plus faciles, on commence à voyager plus volontiers et les membres de la loge maçonnique de Cusset ne sont pas les derniers à tirer profit de cet avantage : le 12 mars 1785, la loge adresse à la Chambre d’Administration une missive « tendant à ce qu’il plût à votre Sublime Orient (le Grand Orient de France) accorder des certificats émanant directement de lui » en faveur de cinq membres de l’atelier « pour leur faciliter l’entrée des divers orients que leur voiage (sic) les mettent à même de visiter ». Ces cinq maçons étaient :
Tardy‐Duroset, maitre élu, âgé de 42 ans,
Dussaray, vénérable, âgé de 52 ans ;
Des Bravards d’Eysset, ex‐vénérable, 36 ans,
Joseph Granet, curé de la Chapelle près Cusset, 40 ans,
Fougerolles, orateur, 30 ans.
Ces certificats étaient apportés quelque temps après à la loge de Cusset par le frère de Lucenay, mestre‐de‐camp de cavalerie, vénérable de la loge « L’Amitié », Orient de Paris.
On s’étonnera peut‐être de voir figurer dans cette liste le nom du Frère Joseph Granet, curé de la Chapelle : c’est qu’à la fin du XVIIIème siècle et au commencement du XIXème siècle, malgré les bulles des papes Clément XII (1738) et Benoit XIV (1751) contre la Franc-Maçonnerie, non‐exécutées en France parce qu’elles n’avaient pas été enregistrées par le Parlement, on rencontre dans les loges du Grand Orient de France de nombreux membres du clergé séculier : des prélats, des vicaires‐généraux, des chanoines, des prédicateurs, etc., et parmi le clergé régulier : des prieurs, des procureurs‐généraux de divers ordres monastiques.
A cette même époque, si beaucoup de hauts administrateurs, bourgeois d’origine, si beaucoup de magistrats, appartenant à la noblesse de robe, sont franc‐maçons, c’est que le recrutement de l’ordre maçonnique a quelque chose d’aristocratique ; la cotisation est élevée ; la loge est un monde fermé, une sorte d’assemblée des notables de la ville.
Cependant, après 1785, avec la philosophie et la science, l’esprit maçonnique se répand dans de nouveaux milieux; la loge s’ouvre davantage aux petits bourgeois, aux petits propriétaires fonciers, et même aux artisans ; toutefois, un arrêté du Grand Orient interdit encore « l’admission dans les loges des gens de maison, domestiques et artisans si ce n’est pour frères servants » ; aussi est‐ce à ce titre seulement que nous relevons, sur le tableau annuel que la loge fait parvenir, en 1787, à la Chambre des Provinces, parmi les noms et qualités des vingt‐deux membres qu’il comprend, ceux de Bertrand Gallet, « menuizier », François Pouzeratte, « tailleur », Quentin Derangeon, « sergier » et Edme Baillet de Champagne, « domestique » du frère Collet, lui‐même membre de l’atelier. A signaler que Pouzeratte sera nommé officier municipal par arrêté du 13 pluviose, an I).
Il va sans dire que la Loge « Saint‐Jean‐de‐la‐Discrétion » suit avec zèle les instructions de la Chambre d’Administration ; le vingt‐septième jour du dixième mois de l’An de la « Vray Lumière » 5787 (27 décembre 1787), elle envoie au Grand Orient la lettre suivante, qui témoigne de ses préoccupations :
« A la Gloire du Grand Architecte de l’Univers, au nom et sous les auspices du Souverain Grand Maître, Salut ‐ Force – Union ».
« Nous avons la faveur de vaut prévenir que nous venons de faire retirer de la Messagerie le paquet annoncé par votre lettre du vingt‐sixième jour du neuvième mois de cette année, qui contient une partie des Cayers (sic) de la collection manuscrite des trois grades simboliques (sic) ».
« Nous attendons avec impatience le second envoi pour nous mettre à portée de suivre exactement tout ce qui nous est prescrit ».
(signé) « Vos très humbles, très obéissants et très dévoués Frères les Officiers de la Loge La Discrétion, Garand, vénérable, Dussaray‐Devignolles, orateur, De la Toule, premier surveillant ».
(Au 24 juin de la même année, Dussaray était Garde des Sceaux ; l’orateur était Fougerolles ; Bardonnet de la Toulle et Bardon du Genet étaient respectivement premier et second surveillants).
Pendant que les francs‐maçons travaillaient, hors de leurs temples et dans leurs diverses fonctions officielles, à la régénération de la patrie et au mieux‐être général, les travaux habituels des loges languissaient de plus en plus et finirent par perdre entièrement force et vigueur.
Après la prise de la Bastille par le peuple de Paris, le 14 juillet 1789, comme toutes les loges françaises, celle de Cusset cessa de fonctionner régulièrement ; mais la participation individuelle de ses membres aux événements révolutionnaires est certaine ; mêlés à toutes les actions politiques, désignés par leurs concitoyens pour les représenter aux diverses diverses assemblées révolutionnaires, il est hors de doute qu’ils ont été à peu près tous, à des titres divers, les artisans plus ou moins actifs de la Révolution en Bourbonnais.
On les retrouve à peu près tous dans l’histoire locale de cette époque troublée ; en novembre 1792 Antoine Desbrest et François Bardonnet figureront parmi les « citoyens notables » qui assistent avec le « Corps Municipal » au « Conseil Général » de la Commune ; quand, le 22 vendémiaire, an II, se constituera le Comité de Surveillance du District de Cusset, Garand sera appelé à en faire partie comme membre titulaire; il sera maire de Cusset en vendémiaire an VIII (septembre 1799) ; on le retrouvera membre du « Collège Électoral » du département en 1814.
Jean‐Baptiste Dufloquet sera juge au Tribunal Révolutionnaire du District de Cusset. Dussaray‐Vignolles sera maire de Cusset une première fois en germinal, an V (mars 1797), et une seconde fois, comme successeur de Garand, en thermidor, an VIII (juillet 1800) ; mais c’est déjà devant lui, et sous sa présidence, qu’en « l’An Premier de la République Une et Indivisible », lors d’une séance solennelle de l’Assemblée Primaire à l’effet de renouveler les Officiers Municipaux et le Procureur de la Commune, les nouveaux élus feront le serment « de maintenir la liberté et l’égalité, et de mourir à leur poste en les défendant » (séance du 3 décembre 1792).
A mesure que se dérouleront les événements révolutionnaires dont le District de Cusset sera le théâtre, ils agiront, et réagiront, de façons fort diverses ; les uns émigreront à l’étranger, les autres, moins prudents ou moins courageux, seront guillotinés pendant laTerreur ; le plus grand nombre d’entre eux prendront une part active à la vie publique, et surtout avant Thermidor ; mais d’autres se rallieront par la suite au régime nouveau et accepteront des fonctions importantes sous l’Empire.
Un des huit fondateurs de la Discrétion, Chapus‐du‐Bost, « commissaire du cy‐devant roy au tribunal de Cusset », paiera de sa vie ses origines et ses préjugés de caste : accusé d’avoir fait afficher « l’infame proclamation du tyran Capet », d’avoir cherché à discréditer les assignats, d’avoir été le complice de Prinsat, d’avoir professé dans tous les temps les opinions les plus inciviques et d’avoir caché ses titres féodaux », il sera condamné à mort le 23 prairial, malgré les efforts du représentant du peuple Vernerey, et exécuté avec sa femme et ses deux fils.
Il ne semble pas d’ailleurs qu’après la « Grande Tourmente » la Loge « Saint‐Jean de la Discrétion » se soit reconstituée comme le firent beaucoup d’autres, car elle figure parmi les ateliers « dont les travaux ne sont point encore en activité » sur le « Tableau Alphabétique des loges de la Correspondance du Grand Orient de France » imprimé à Paris chez Desveux en l’an 5803 de la Vraie Lumière (An XI de la Liberté).