Après ces quatre années de plomb, le militantisme et l’engagement caractérisent les Frères responsables du réveil de la loge en 1944. Très attachés à cette IIIème République, celle qu’on surnomma «La République des francs-maçons», ils tentèrent la transformation de son âme dans la prochaine IVème qui vit le jour en 1946. Ils rétablirent ou aidèrent à installer le monde associatif si vital pour la démocratie. Toute cette période allant jusqu’à fin 1948 est caractérisée par l’interpénétration du monde maçonnique et du monde profane.
A raison d’une à deux tenues par mois, quelles furent les préoccupations des Frères?
1)- L’épuration:
Conscients de vivre un moment historique qui engageait l’avenir, les Frères pour reconstruire exigèrent des fondations de qualité excluant toute pierre douteuse. Ainsi dès octobre 1944, le frère Orateur jugeait indispensable une rapide épuration de l’Atelier. Le 15 octobre, le Vénérable déclara: «Il faut agir vite en haut lieu et en particulier dans les administrations. La Franc-Maçonnerie peut et doit intervenir afin d’activer l’épuration rapide indispensable». A ce sujet, le Frère André Broussaud donna connaissance à l’Atelier de différentes photos, de livres, et d’une lettre tout à fait caractéristique dans laquelle M. Alexandre Meiller, industriel à Montluçon, directeur de l’usine des Fers Creux, se met entièrement à la disposition de l’Allemagne. « Bel exemple d’intelligence avec l’ennemi !» avait dit le Frère André Broussaud. L’Atelier demanda que la plus grande publicité possible soit donnée à ce document dans la presse locale et régionale.
Le12 novembre 1944, le Frère Alexandre Hay constata que les attributions des comités locaux de Libération en matière d’épuration étaient peu étendues, le Préfet conservant seul le pouvoir d’exécution. «Verrons-nous cesser le régime des poursuites contre les lampistes alors que les grands postes de commande et de direction sont encore occupés par les hommes de Vichy?»
Et il concluait: «La Franc-Maçonnerie a un rôle capital à jouer dans ce domaine, car de cette épuration dépend le sort de la IVème République».
Le 26 novembre, l’Atelier s’inquiéta de l’épuration inopérante, «surtout dans les administrations où sont restés des gens incapables et hostiles à la République». Le 21 janvier 1945, le Vénérable indiqua la position prise par le Grand Orient de France pour les Frères ayant démérité. L’Atelier prononça l’exclusion de trois Frères et la mise en sommeil de deux autres. Il fut regretté d’autre part que nos Frères de Moulins aient réintégré les parlementaires René Boudet et Camille Planche qui avaient voté les pleins pouvoirs au Maréchal en juillet 1940.
2)- Réflexion sur l’organisation de la IVème République:
De nombreuses réunions de travail furent consacrées à l’organisation de la IVème République. Il en fut de même pour la question débattue par le Congrès des loges du Centre: «Étude des bases de la nouvelle constitution».
On préconisait des actions dans les organisations de résistance et les comités de libération. Des planches d’initiatives personnelles comme celle du Frère André Broussaud furent présentées: «Bases morales de l’idée de Nation», sur laquelle les Frères travaillèrent jusqu’en 1946. En conclusion de ce travail, une idée utopique, chère à la maçonnerie, fut émise:
«Lorsque le développement intellectuel collectif aura atteint un niveau plus élevé qu’actuellement, l’idée de nation sera une base beaucoup plus large et les conflits qui sont créés artificiellement n’existeront plus».
Tout aussi utopique fut cet immense travail sur «l’éventualité d’un pouvoir mondial» dont la Franc-Maçonnerie doit être l’animatrice. A noter aussi une planche occupant plusieurs réunions ayant pour objet le «Mouvement synarchique d’Empire». Puissante société secrète de cadres placés aux grands postes de commande de la haute administration, la synarchie représentait la grande société secrète du fascisme français.
3)- Engagement des Frères dans la vie de la cité:
Militantisme et engagement dans la cité caractérisaient l’esprit de la Loge à cette époque. Elle constituait un échantillon très représentatif de la société profane au regard des différentes catégories socioprofessionnelles puisqu’on y trouvait: des fonctionnaires, cinq professeurs, trois instituteurs, un employé aux PTT, deux employés S.N.C.F., un employé à la Sécurité Sociale, un militaire, mais aussi trois chefs d’entreprises, un architecte, deux ingénieurs, au moins un artisan, plusieurs ouvriers d’usine. L’intervention de la loge avait lieu dans tous les secteurs et à tous les niveaux de la société civile montluçonnaise. C’était l’époque où le Vénérable était invité «es qualité» aux manifestations publiques. La loge maçonnique semblait être une référence locale.
Elle intervint par exemple en mars 1945 auprès de l’Inspecteur d’Académie pour que les cours d’enseignement civique à l’école, que venait de mettre en place le gouvernement, soient donnés avec soin. Les Frères de la Loge soutinrent les initiatives allant dans le sens de leur philosophie ; ils créèrent ou furent à l’origine de la création de sections locales d’associations promouvant la liberté, l’égalité et la fraternité.
Ainsi figurent dans les réalisations des Frères de l’Atelier:
- La reconstitution de la section locale de la Ligue des Droits de l’Homme fin 1944.
- La constitution d’une section de la «Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme».
- Un regroupement de la Libre Pensée en 1947.
- La participation au Cartel d’Action Laïque, à l’entraide française, à la Chambre de Commerce, à l’organisation des fêtes de la jeunesse (en 1948), à l’oeuvre entreprise par les Éclaireurs de France (par le truchement du versement d’une subvention) et au mouvement des francs et franches camarades, bien qu’y dénonçant une main mise politique.
Ce qui ne les empêcha nullement de se tenir très informés et vraisemblablement de participer aux œuvres maçonniques, car un Frère intervint avec compétence à propos de la réouverture de l’orphelinat maçonnique et de l’implantation à Arpheuilles, par l’association Clarté, de la seconde colonie de vacances pour enfants de francs-maçons. Le Vénérable déclara: «Il faut être partout pour savoir combattre pour les causes justes».
4)- La vigilance laïque:
Marqués par la collusion des cléricaux et du gouvernement de collaboration de Vichy, les Francs-maçons de Montluçon, en adhérant au Cartel d’Action Laïque, dénoncèrent au niveau local et national par l’intermédiaire du Grand Orient de France les initiatives de l’Église qui tentait de s’immiscer dans la vie civile.
Ainsi, ils donnèrent publicité aux renseignements qu’ils pouvaient se procurer sur les agissements des cléricaux, qui avec la complicité du Vatican, abritèrent les criminels de guerre et facilitèrent leurs évasions. Localement, ils réagirent contre le rétablissement de l’aumônier au Lycée de jeunes filles.
5)- La fraternité et l’organisation matérielle:
Rituellement à chaque tenue, l’atelier s’enquérait des Frères, ainsi que de leur proche famille. Non seulement des Frères malades, mais de ceux qui voyageaient et qui ne manquaient d’ailleurs pas d’écrire ou de se signaler de quelque autre façon.
6)- La solidarité :
Un Frère, suite à une intervention chirurgicale, ne put reprendre son ancien travail. Dans la tenue même de l’annonce, un autre Frère lui trouva ailleurs un poste plus adapté. La chaîne d’union a peut-être été le vrai ciment de cette Loge qui a tant oeuvré pour que vive la démocratie.
Il fallait aussi se réinstaller dans ces locaux malmenés. Dès le début d’octobre 1944, les Frères André Broussaud et Attilio Cadoni redonnèrent par leurs travaux à nos locaux «un aspect plus agréable qui rappelait la Loge de 1939». Fin octobre, le Frère André Beaune rapporta les épées qui avaient été camouflées et enterrées par le Frère Henri Provandier, et qu’il fallut remettre en état, car piquetées par la rouille.
Le 26 novembre, les Frères Louis Moine et René Rioux déclarèrent qu’ils pourraient fournir bois et charbon pour le chauffage de l’Atelier et des parvis.
Le 17 décembre, le Séquestre de Vichy remit officiellement la Loge en possession de ses locaux.
Le 8 février 1947, l’Atelier décida la reprise des agapes. Le Vénérable pria chaque Frère d’apporter au local une assiette et un verre.
Le 9 juillet 1949, le Frère Couturier de Limoges fit don à notre Atelier du tissu noir pour les initiations au 3ème degré, don estimé à 30.000 francs, soit environ l’équivalent d’un salaire ouvrier de l’époque.
7) Vers une maçonnerie plus sereine
Coïncidant peut-être avec la prise de conscience de la guerre froide, ce fut vraisemblablement le 20 novembre 1948 que le virage intellectuel vers une maçonnerie moins engagée politiquement fut pris. En effet au cours de cette tenue, un Frère de l’Atelier fut félicité pour son élection à la présidence de la section locale de la Ligue des Droits de l’Homme. Le Frère André Beaune prit la parole pour dire qu’il souhaiterait qu’on ne discute pas trop à l’Atelier d’organisations «étrangères», la maçonnerie étant apolitique. Il rendit hommage à un Frère qui, adhérant à un autre parti politique, n’en parlait jamais. Il voudrait que l’Atelier revienne à un peu plus de travail maçonnique. Le Vénérable lui répondit que «le Cartel d’Action Laïque, la Ligue des Droits de l’Homme, la Ligue de l’Enseignement et la Libre Pensée étant des filiales de la maçonnerie, il est normal qu’on en parle en Loge». Mais le problème avait été soulevé !
L’histoire de cette période de la Loge serait incomplète si n’était pas évoqué la réception en visiteur du Frère Denis Arroyo le 2 novembre 1945. Ce Frère, né en 1911 à Malaga en Espagne, initié en 1933, maître en 1934, oeuvra souvent en prenant de grands risques pour la maçonnerie internationale, et fut l’un des principaux artisans du réveil de la maçonnerie espagnole. Affilié à la Loge «Union et Solidarité» en 1953, il en devint Vénérable en 1973.